L'ecole
des Lettres: Que penser précisément du mode relationnel de Dom
Juan avec ceux qu'il malmène ? Je pense au séducteur, au maître,
au fils. Dans votre mise en scène de 1993, la séduction des
paysannes était souriante, la lutte avec Dom Carlos évoquait une
fratrie...
Jacques
Lassalle: Dom Juan amène
Mathurine et Charlotte à être heureuses ensemble; il les arrache à
l'esprit de la compétition, mais de quel bonheur et de quelle
fascination s'agit-il? En 1993, j'avais placé la scène sous le
regard de Fragonard, en 2002, elle se réclame plutôt de
l'Embarquement pour
Cyphère, du côté de
l'aliénation; les deux paysannes sont séduites par un gourou
maléfique. Dom Juan est un séducteur de la peur; il exerce un
étrange magnétisme. Les femmes qui, comme Charlotte et Mathurine,
succombent à Dom juan sont des femmes qui ont peur. Il existe des
séducteurs par révulsion.
Dom Juan séduit la part obscure des femmes. Il est tout le
contraire d'un séducteur épurien, casanovien, hédoniste. Pour lui,
seul compte le désir perpétuel d'inassouvissement. La durée
n'existe pas, seul compte l'instant assez triste du désir; seule sa
poursuite justifie de vivre. Dom Juan est en proie à une infinie
lassitude, contemporain d'une mort qu'il appelle dès la première
scène de la pièce.
La relation de Dom Juan à son valet Sganarelle a elle aussi évoluée
depuis 1993. En 1993, Dom Juan, souvent aimable, manifestait
camaraderie avec Sganarelle qui
le maternait. J'avais ménagé à Dom Juan quelques réactions
d'attendrissement, notamment dans la forêt lorsque tout les deux,
Sganarelle et lui, se rapprochaient frileusement en éprouvant
l'infinie solitude de l'homme. Cette fois leur relation sera
terrible. Sganarelle (Jean Dautremay) risque sa vie et Dom Juan se
montre implacable avec ses domestiques. Aucune affectivité dans
l'étrange complicité qui lie maître et valet. Plus trace non plus
de l'esprit de fratrie dans lequel s'inscrivait la lutte de Dom Juan
avec Dom Carlos (Eric Ruf).
L'Ecole des Lettres:
Rien ni personne n'arrêtent-ils ce Dom Juan « abominable »?
Jacques Lassalle: Certes il est abominable et son attitude en 2002
est plus sombre qu'en 1993, mais alors que Sganarelle cède au mal et
annonce d'innombrables cohortes de nazis et de staliniens, alors
qu'il collabore par lâcheté et consent, Dom juan, lui, affronte le
mal. Affronter le mal et le désigner ne signifie pas pactiser avec
lui. Sans céder au vertige de Dom Juan ni s'abandonner à l'ivresse
de la transgression qu'il propose, mais bien au contraire à partir
des forces formidables du mal - les croyants diraient du pêché - ,
il s'agit par le fait de les désigner de préserver une capacité de
résistance, un refus de collaboration tout à fait d'actualité, au
XXème siècle et au début du XXIème siècle.
Il faut peut-être réentendre d'autres paroles du texte, la parole
du père de Dona Elvire, lorsque s'effectue en elle cette mystérieuse
conversion au quatrième acte, devient un des plus beaux discours qui
soit sur la compassion, sur la transcendance, sur l'échange des
âmes: elle offre sa vie pour sauver Dom Juan. Celle de Dom Luis est
une parole d'indignation, très légitime, de rejet ensuite... En
1993 nous avons ménagé Dom Juan: avant de céder à l'hypocrisie,
il essayait sincèrement de jouer la contrition, la dévotion, sans
résultat positif! Donc en 2002, il est impitoyable et ricanant. Il
n'éprouve pas le besoin de s'opposer à son père; il bascule du
côté de l'hypocrisie et du sarcasme, se dépouillant ainsi de sa
superbe solaire, de son insolence formulée par son apostrophe au
Ciel. Dom Juan déguisé est misérable.
L'Ecole des Lettres:
Le Ciel est-il vraiment vide? Le Commandeur n'est-il pas un signe du
Ciel?
Jaques Lassalle:
Dom Juan est étonné et impatienté. Il ne comprend certes pas, mais
il est persuadé qui si lui ne comprend pas il y aura très vite une
explication scientifique du Commandeur... Elle ne vient pas dans la
pièce mais il est persuadé que demain expliquera ce qu'aujourd'hui
ne comprend pas. Il se veut scientifique, positiviste et croit d'une
certaine façon au progrès. Le Ciel est vide, il en est convaincu...
Peut-être troublé, il n'envisage cependant pas du tout ni le
surnaturel ni l'existence de Dieu.
L'Ecole des Lettres:
Pourquoi le faire périr?
Jacques
Lassalle: Parce qu'il veut
périr lui-même. Rien ne l'oblige à inviter le Commandeur ni à
aller à son rendez-vous; il y va par défi. Le Commandeur est
d'abord une créature de théâtre, une façon d'étonner le public
et de donner forme au miracle, une forme apaisante et attrayante; il
matérialise le pouvoir de l'illusion théâtrale. Chacun est libre
de choisir, croyant et non-croyant. François Chaumette, au-delà du
temps, pour toujours désormais, prêtera sa voix à notre
Commandeur. On sait bien qu'une scène de théâtre, surtout de la
Comédie-Française, n'emprunte au visible que pour convoquer
l'invisible, au mensonge que pour dire la vérité. Elle ne ménage
leur place au vivant que pour donner corps à ceux qui n'ont
existence que dans nos rêves et nos fictions, que pour rendre vie à
ceux qui, n'étant plus, font que nous sommes encore. La voix
retrouvée de François Chaumette arrache nos certitudes à ce
qu'elles auraient pu conserver d'évanescent ou d'incantatoire, et le
rend chaque soir, au vertige de la sensation, à l'évidence de
l'éprouvé.
L'Ecole des Lettres: La
voix retrouvée de François Chaumette